Dr Pierre PENNEC

 

C'est dans une perspective existentielle, depuis la position exclusive du sujet considéré comme centre de son univers, que nous pouvons discerner plusieurs aspects de la notion d'espace, dont aucun n'est secondaire,

Il n'est pas habituel en psychiatrie de traiter de l'espace, lieu d'existence, tant il est vrai que nous sommes habitués à considérer presque exclusivement le mental, l'intimité intérieure du sujet, la dimension psychique.

Cette considération, d'ail1eurs, paraît relever de l'évidence par la nature des phénomènes en question qui semblent se localiser d'eux-mêmes. On tend à situer la maladie mentale, conformément aux données de la sémiologie courante, dans une zone du Moi topologiquement très imprécise, indéterminée, immatériel1e, considérée comme représentant l'espace du psychologique, le domaine de

Psyché. On l'étudie comme une entité en-soi, tout le reste, si l'on peut oser le dire ainsi, n'étant que secondaire et subséquent.

C'est ce reste que nous nous sommes efforcés d'étudier dans une conception unitaire de l'Être qui en mettrait toutes les composantes à égalité, comme les maillons solidaires et d'égale valeur d'une chaîne. Nous pensons bien sûr au corps, mais aussi, et au-delà, à tout l'environnement, du domaine des Objets, de la matérialité, dans le monde physique de l'espace-temps, là où à travers l'Action se déverse l'énergie vitale, là où l'homme prend corps et se manifeste, là où il devient perceptible pour l'autre, où il entre en relation avec Autrui avec qui il fonde la Société.

C'est dire qu'ici nous adoptons délibérément un point de vue humaniste, subjectiviste, corollaire de l'approche existentielle que nous avons décrite plus haut. De la sorte tout ne serait que contemporain pour 1'homme, naissant et disparaissant donc avec lui.

Son parcours entre ces deux termes ne serait alors que le mouvement continu et progressif de son intégration dans l'espace-temps, dans la matérialité, dans le monde objectal de l'agir.

On admettra alors que l'enfant, issu de la nébuleuse prénatale n'investit que très progressivement son énergie vitale dans ce développement, et que le malade, lui, s'y oppose plus ou moins délibérément, en retournant son énergie vitale vers son intériorité "comme on retourne un doigt de gant'.

Au long de ce travail de bâtisseur, et dès son début, l'homme toujours en devenir, s'étendra dans plusieurs espaces à la fois. Il développera simultanément son espace mental, son espace corporel, son espace maternel, familial et social, son espace physique dans sa matérialité la plus concrète que ses investissements énergétiques remodèleront sans cesse comme le fait toute activité humaine.

 

On perçoit immédiatement que, dès que l'on quitte le domaine de l'immatériel psychique pour les tangibles espaces biophysiques, s'introduit la notion de durée, la notion de temps.

C'est cette dynamique dans sa globalité, plutôt qu'une zone de paramètres mal déterminés, qui correspond à ce qu'on dénomme communément espace-temps. C'est du moins cette acception que nous proposerons pour la suite de cet exposé.

 

Nous en déduirons le concept d'espace, artificiellement isolé, qu'il nous a bien fallu dégager pour localiser nos observations au cours de nos expériences. Nous en désignerons seulement quelques aspects que nous avons retenus pour nos études.

Par commodité nous avons donc distingué, mais pas tout à fait arbitrairement, des espaces intérieurs, un espace corporel, un espace vital, un espace social, des espaces institutionnels, et les moyens d'investissement de l'agir.

 

Nous ne saurions développer ici toutes les remarques et les réflexions nées de l'étude de ces

différentes zones.

Nous limiterons principalement notre propos à l'évocation des forces structurantes ou réorganisatrices de l'être, mobilisées par la mise enjeu opportune de cette dynamique existentielle complexe.

 

Cette approche conceptuelle, appréhende l'homme dans son acception la plus large d'être total au monde, sans limite, apparaissant au monde à la naissance et en disparaissant au terme de son parcours personnel dans l'espace-temps du monde physique. Elle met en évidence que l'entité dont il s'agit, polymorphe selon les modèles atomistiques des sciences humaines du XX,' siècle, est en fait un tout indissociable, un enchaînement intriqué de toutes les potentialités, repérées ou non, de l'univers du sujet, tant pour ce qui est réputé constituer son moi, que pour ce qui constitue son environnement objectal.

 

Plus particulièrement nous nous intéresserons aux conséquences générales de ces mouvements volontairement déclenchés par nous dans les régions de l'être-au-monde que nous avons prises en considération. Pour être plus précis nous traiterons de l'extériorité du moi, où nous situerons nos interventions.

Il s'agira d'étudier principalement des lieux institutionnels traditionnels, par le biais d'un simple déplacement en des lieux dés institutionnalisés aussi dépouillés que possible.

Dès que l'on pose la problématique en ces termes, on comprend que toute intervention factuelle dans ce microcosme élémentaire entraînera des conséquences à tous les niveaux de l'ensemble, aussi distants et aussi étrangers qu'ils puissent sembler être.

 

L'art du soin consiste justement à s'immiscer dans ce monde et à jouer de cette dynamique

interactive pour modifier l'ordre pathologique au profit d'un autre plus conforme à la vérité du sujet.

 

C'est ce que nous nous sommes efforcés de faire depuis 1954 dans des environnements divers.

 

Avec le temps, sur ces bases, les efforts conjugués des membres de l'équipe soignante ont fait évoluer considérablement les méthodes, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'institution hospitalière, en même temps que les réflexions théoriques, issues des séminaires périodiques.

C'est en expérimentant l'ensemble des conséquences qui en ont résulté que nous avons pu vraiment mesurer l'influence des paramètres environnementaux sur les caractéristiques thérapeutiques de l'institution, c'est-à-dire sur l'évolution même des programmes thérapeutiques des patients pris individuellement

Les analyses ont ainsi imposé la notion d'espace-environnement qui avait été précédemment isolée et avait déjà entraîné les concepts et les réalisations d"'hôpital-lieu d'animation-hôtel" d'''hôpital-parc'', et de "cité-hôpital".

 

C'est au cours, sinon au terme, de cette évolution que l'équipe a buté sur des impossibilités

apparemment insurmontables. Les démarches prospectives tendaient même à devenir négatives.

 

Aussi bien avons-nous cherché à nous affranchir au maximum de ces paramètres environnementaux.

 

C'est ainsi qu'il a été décidé de créer un laboratoire institutionnel à distance de l'hôpital, 'dans le vide".

Cette notion de" vide environnemental" nous paraissait tout à fait adaptée pour mettre à nu la problématique du sujet, objet de notre étude.

 

Poursuivant cette démarche il apparaissait de première importance de se dégager de la cohorte sociale, de quelque nature quelle fût, de procéder à un dépaysement aussi complet que possible, de rompre avec l'architecture contraignante, lourde des pesanteurs culturelles ou administratives, bref avec tout environnement policé.

Il convenait aussi de rompre avec l'histoire individuelle ou collective car saturées du passé

Donc cela revenait à bâtir un programme dont les aspects négatifs seraient une rupture totale avec les gens, leurs règles, leurs lieux, leur mémoire, mais dont la volonté thérapeutique serait résolument re structurante et rénovatrice, à partir de rien. La recherche de ce rien nous a fait admettre qu'il n'était pas vide, comme on pouvait s'en douter.

Comme le monde est créé à partir de quelques particules élémentaires, l'univers du sujet, c'est à dire le sujet et son monde, et plus précisément le monde du sujet, est organisé à partir de quelques éléments.

 

Ce sont, l'eau, l'air, l'espace et le temps

 

Dès lors le principal était acquis, le reste ne relevant que de la mise en forme.

Il apparaissait à ce moment-là que le programme thérapeutique devait s'organiser autour de deux mouvements. L'un déstructurant le dispositif existentiel morbide, l'autre, à l'inverse, restructurant la personnalité authentique dans sa dynamique propre.

On pouvait supposer que l'ampleur du bouleversement de la remise en question alliée à une

certaine brutalité de la récusation du système pathologique pouvait suffire pour le mettre à plat, ne serait-ce que temporairement.

La restructuration, quant à elle, relèverait, pour le fond, des choix effectués par le ou les

thérapeutes et le patient, comme habituellement pour ce type de projet.

Néanmoins, il paraissait a priori, indispensable de se disposer à revoir les habitudes acquises

dans le cadre d'un cabinet médical ou au coeur de l'enceinte hospitalière.

 

Se trouvaient donc ainsi réunis tous les ingrédients d'une grande aventure pour tous les partants.

Il est sans doute moins intéressant ici, de dire comment nous en sommes arrivés à découvrir que la mer, toute proche, réunissait toutes les conditions requises, telles qu'elles étaient apparues au long des travaux préparatoires, mais ni plus ni moins que le désert ou la haute montagne.

Il a résulté de tout cela la création de structures institutionnelles affectées à la réalisation du

projet : une équipe soignante spécialisée, des outils, tels que bateau de plaisance ou de pêche promenade, des locaux, des programmes de croisières côtières, d'autres de croisières hauturières.

Mais surtout, une détermination farouche de tous et de chacun, une disponibilité totale, un

courage d'aventurier et un esprit de recherche à toute épreuve, ont été les garants du succès.

 

Pour conclure ce bref exposé qui voudrait avoir fait apparaître les liens étroits qu'on ne saurait ignorer entre les indispensables assises théoriques de notre art et sa pratique individuelle ou institutionnelle, qu'il s'agisse du quotidien ou du long terme (1), nous dirons que toutes les hypothèses théoriques ont été vérifiées et que d'autres faits saillants ont été mis en lumière qui étaient jusqu'alors insoupçonnés (2 )

Tous ces résultats sont venus enrichir, au-delà de toute supposition, le potentiel des équipes institutionnelles, qui gagneraient beaucoup à entretenir cette dynamique, sauf d'avoir à rechuter dans une routine mortifère. Mais ceci est une autre histoire...

 

 1) En cette circonstance c'est la dynamique de l'équipe soignante qui a exigé l'élaboration théorique partiellement esquissée ci-dessus. Les conséquences furent évidentes. Si on admet qu'il ne peut y avoir de praxis sans philosophie, on peut postuler que tout collectif soignant repose sur des principes, qu'éventuellement il ignore. S'il les recherche, il se procurera du sens, de la cohérence, des motivations, de l'imagination, de la créativité.

2) À l'inverse la théorie exogène doit pouvoir venir justifier la praxis institutionnelle. Ce n'est pas souvent le cas.

 

 

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