par Gabriel KOPP, psychologue à l’EPSAN, site Hoerdt (Bas-Rhin)

RESUME

On voit réapparaître sous leurs aspects curatifs d’anciennes techniques martiales ou de méditation : Yogas, Taï Chi Chuan, Aïki Do, Zen. Quel intérêt présente la perspective énergétique et corporelle dans les soins des troubles mentaux ? Cette « mode » cache-t-elle des mouvances plus profondes sur lesquelles l’homme occidental fit l’impasse et qu’il ne redécouvre que péniblement ? Les relectures américaines des massages énergétiques pourraient- elles être marquées d’une réelle créativité ? La seconde topique freudienne est-elle si éloignée des arts martiaux ? Les essais de formalisation des activités physiques et sportives en psychiatrie participent-elles des mêmes logiques de revitalisation conceptuelle? Y aurait-il en « psy » encore des cures à inventer, et qui ne viseraient pas uniquement à laisser des marques de fabrique ?

 

 

Je parais devant vous avec l’hésitation que d’aucuns ici connaissent, familiers qu’ils sont des réunions comme celles d’aujourd’hui ; hésitation à présent devenue ordinaire, enchâssée dans la conscience, et que je peux formuler maladroitement comme suit : toute intervention faite lors d’un colloque finit par n’être qu’un morceau de colloque... L'exergue envoyé aux organisateurs de cette session constitue à lui seul une preuve a priori de la chose et du fait que certains de mes questionnements, encore en cours, n’ont pas atteint un statut d’élaboration publiable.

C’est viser aussi un problème épistémologique de base : l’état de ma réflexion et ce dont je vais vous faire part comportent déjà un écart dont cette communication ne peut rendre compte, sauf à penser une actualité sans durée. Vous comprendrez que je ne croie pas la chose possible.

Je pratique les arts martiaux avec des bénéfices personnels que je qualifierais d’importants, depuis bien plus longtemps que la psychologie, leur apprentissage ne nécessitant pas de maturité. Donc ça nous fait trente-cinq ans de vie commune et la « pensée psychologique » venue plus tard est entrée avec eux dans une relation de fécondation réciproque.

C’est cet enrichissement que j’ai eu l’occasion de mettre en pratique en travaillant avec, entre autres, mon ami Henri Bernard ici présent, constituant des groupes avec des patients et des soignants réunis autour des pratiques martiales envisagées sous leur angle thérapeutique. Bien sûr, cela demande d’emblée la solution d’une question éthique : avant même de parler de soin il faut résoudre le problème des applications martiales. Nous ne pouvons ignorer ou faire semblant d’ignorer que les arts martiaux tirent en partie leur validité des applications de combat lors de la défense ou de l’attaque.

Pour solutionner le problème, j’ai donc proposé et tenu une ligne de conduite qui sans être philosophiquement satisfaisante, apaisa les esprits de manière très pragmatique et préventive : en faire systématiquement l’impasse, sur le plan technique et pédagogique. Ce fut d’autant plus facile que mes maîtres en furent les initiateurs, eux qui m’enseignèrent à tout moment en faisant des distinguos entre perspective de santé et perspective de combat. Par ailleurs il est relativement clair que la division entre partie martiale et partie thérapeutique, se rattachant à l’ambiguïté et à la polysémie connue et déjà étudiée, cette bascule entre acquisition et adaptation, permet alors de voir plus clair dans les attendus de ce problème.

L’articulation entre travail énergétique et travail mémoriel en fait de même si l’on considère une évolution thérapeutique (sur le plan de la modélisation de cette structure, on n’assiste à rien d’autre qu’à une translation d’ordre hiérarchique, et ceci est toute la différence).

Je ne tire pas ces réflexions de mon seul et unique terreau, mais aussi de quelques autres expériences tentées et publiées dans ce domaine. Pour mémoire, celles déjà anciennes de Richard Hellbronn avec les jeunes « défavorisés », et ce qui nous a été montré récemment de la région de Munich où de grands handicapés intellectuels ont pu acquérir certaines formes de jiu-jitsu à des fins d’autodéfense et de renforcement moïque. Mais, je le répète, nous n’avons pas situé notre activité à ces niveaux-là : ni dynamique oppositionnelle psychothérapeutique, ni autodéfense revalorisante.

Notre visée première fut un travail d’harmonisation, d’intégration du schéma corporel.

Historiquement ces activités se succédèrent à la mesure de nos disponibilités professionnelles dans l’ordre suivant : Hakkoryu Jiu-jitsu puis Taï Chi Chuan. La fameuse boxe du Grand Faîte est un art martial à peu près aussi reconnu et pratiqué que le sont Judo et Aïkido et je vais me borner aujourd’hui à essayer de vous faire sentir, brièvement de surcroît, l’intérêt que peuvent avoir ces techniques à les réessayer et à les réengager dans le champ thérapeutique des troubles mentaux. Un intérêt qui me parait au moins double à la lumière de mon expérience : ces techniques, à chaque fois qu’elles étaient pratiquées par d’honnêtes élèves et par d’honnêtes maîtres, n’ont jamais été indépendantes ou esseulées par rapport à une volonté thérapeutique et même préventive. L’idée sous-jacente, quasi métaphysique j’ose le mot, mais ontologique certainement, que j’ai rencontrée à chaque fois en pratiquant avec des gens éthiquement normaux, était celle de l’impossibilité d’être un homme si on n'était pas un homme visant à la bonne santé. Restait alors le gros problème de définir ce qu’est la bonne santé.

Mais comme on dit, seuls les sots n’évoluent pas, et écarter le rideau où grimace la face guerrière qui, survivante, excelle dans les arts floraux, laisse apparaître pour nous le visage du « guérisseur », qui étudiait les blessés sur les champs de batailles ou durant les tortures pénales.

Il y a une prétention connue des pratiquants, et avérée dans le discours des arts martiaux, à faire de nous, non des brutes sanguinaires ou des défenseurs armés en première intention, mais des humains en bonne santé. Je ne dis pas que ces idées sont anciennes, ni même que l’ancienneté garantisse quoi que ce soit d’une intelligence, mais elles sont au moins aussi âgées que celles concernant le sport en médecine occidentale. Et nous sommes une société hypochondriaque, les orientaux d’excellents commerçants, et la sédentarisation se compense comme elle peut dans de nouveaux mythes.

J’ai rencontré ces préoccupations d’hygiéniste au cours de mes pérégrinations sportives, non seulement en Chine avec les arts internes, regroupés sous le nom de Neigong, mais aussi au

Japon, notamment dans un certain nombre de Jiujitsus traditionnels que certains parmi vous connaissent peut-être. J’ai cité tout à l’heure Hakkoryu dont les créateurs, des hommes relativement récents, puisqu’ils datent du tournant du siècle, ont eu à coeur de revisiter des techniques plus anciennes sous un angle médical (Soke Okuyama, le fondateur, était médecin).

Ce qui donne une série d’exercices, notamment articulaires, relativement puissants quant à leurs effets d’assouplissement et de dé liaison, qui sont pour eux et leurs élèves, le marchepied à une bonne résistance non seulement aux agressions externes mais aussi aux agressions internes. Je n’insisterai pas sur les origines de la gymnastique suédoise que tout le monde connaît et que les ouvrages de Georges Charles ont précisées. L’idée qui suit alors logiquement celle de santé et de prophylaxie, conséquence chez un humain en bon état, est alors pour eux celle d’indépendance : l’autonomie et la raison, le bon sens quasiment, marqué au coin cartésien du terme. Nous sommes bien là à mille lieues de fusions immédiates et sectaires.

Avant de continuer je voudrais encore préciser cette différence que je n’ai peut-être pas clairement fait sentir entre Jiu-jitsu et Taï Chi. L’argument classique, nuance entre arts internes et arts externes, mérite une explication plus avant que ne le serait l’ouverture de catégories où chacun trouverait sa place : Taï Chi en interne et Jiu-jitsu en externe. Ce n’est pas non plus décrire à leur juste valeur les arts externes que d’insister sur leur caractère de vitrine sportive olympique illuminée ad nauseam par les divers médias audiovisuels « agressophiles » : les techniques japonaises, coréennes et chinoises pour ne citer qu’elles, ne sont pas seulement violentes, démonstratives et traumatisantes. Le Jiu-jitsu par-dessus tout eût mérité ces adjectifs, lui qui est la forme originelle des samouraïs et qui visait avant tout à l’annihilation de l’adversaire de la manière la plus rapide et la plus définitive : perinde ac cadaver. Et pas toujours en position défensive comme on veut le faire accroire de nos jours. Cet esprit est inhérent aux formes externes qui doivent mener rapidement le pratiquant à la maîtrise technique pour aller plus vite au combat. Les tendances actuelles, où l’on voit des débutants à peine dégrossis en compétition, ne sont pas étrangères à la philosophie générale des formes externes et donc ne peuvent choquer que les ignorants.

C’est pourtant cette constatation que malgré tout j’avouerai regrettable (une majorité de pratiquants passe ainsi à côté des richesses intérieures des arts externes), qui me les fit quitter sans trop de nostalgie et sans pour autant, « cracher dans la soupe » : les bases que j’y ai acquises m’ont toujours servi et m’ont permis de mieux avancer par la suite, car de nombreux éléments fondamentaux peuvent se retrouver de l’un à l’autre si on est attentif.

Il est cependant indéniable que les arts internes ne sont martiaux que de surcroît.

L’essentiel n’est pourtant pas là : sur le plan technique le postulat de base, servi par tout professeur qui se respecte est le postulat de la lenteur, ce qui n’est pas sans emporter de temps en temps l’adhésion des arts externes lorsqu’ils sont bien enseignés. Mais, en interne, cela se dédouble de quelque chose d’absolument original et de très difficile à réaliser : le moindre effort. Et sa conséquence imaginaire la plus prégnante : l’absence de compétition. Nous sommes ainsi amenés à gérer un paradoxe supplémentaire : la loi du moindre effort pourrait être thérapeutique. On aurait dû se douter qu’une spécialité qui utilise tant de divans était redevable de nombreuses légitimations...Plaisanterie mise à part, cela veut dire que toutes les activités proposées doivent se faire absolument sans aucun forçage articulaire ni musculaire.

La notion de moindre effort pourra paraître une aberration à toute personne qui serait ici familière de physiologie et de biomécanique humaine. Et c’en serait une si j’avais dit « sans effort ». Mais c’est l’idée qui compte et les conséquences qu’elle aura sur le mouvement et l’activité, sur la concentration et la détente : mobiliser le moins de muscles volontaires possibles me parait déjà un exercice d’attention et de concentration excellent et difficile. Donc le banal échauffement où l’on se penche pour toucher le sol devant ses pieds se fera avec l’aide de la gravité et non de la volonté, jusqu’à la limite imposée par le corps, en l’occurrence ça ne doit pas faire mal. La remontée devra mettre en action le moins de groupes musculaires possibles, quasiment de manière à ce que la sensation d’effort disparaisse du champ de la conscience. En Taï Chi et autres disciplines de cet ordre, on doit brûler le moins de « calories » possibles. La lenteur est selon les pratiquants une des conditions de ce peu de dépenses énergétiques.

Quelle est alors l’utilité de cette consigne ? L’une des idées est de ré harmoniser les énergies internes par la mobilisation du corps, sans focaliser et donc sans bloquer ce rééquilibrage par l’activation, par un effort précis et massif dans des zones spécifiques. Une analogie aventurée me fait penser aux trous noirs qui avalent tout ce qui tourne alentour : quand on veut faire du biceps, on se concentre sur le biceps et on y enkyste aussi bien notre volonté et nos émotions que nos énergies. Le reste s’affaiblira donc en conséquence, devenant susceptible de ne plus se défendre correctement. Vous comprendrez sans que j’aie à le souligner, cette contradiction totale d’avec la poliorcétique du corps que sont les arts martiaux, techniques de défense globales intervenant aussi bien contre les agressions internes qu’externes intentionnelles ou non : la stupidité, les virus, les loubards et la pollution sont ainsi au même rang.

L’expérience, tentée il y a quelques années au sein du service sur le site de Hoerdt de l’actuel EPSAN, a été menée conjointement par un médecin psychiatre, un kinésithérapeute et moi-même, tous trois férus d’arts martiaux et ayant une connaissance relativement bonne des différences entre les styles et des applications possibles avec nos patients. Le travail a prouvé, sans qu’on puisse l’étayer, ni en tirer quoique ce soit par statistiques interposées, que les patients se fidélisent volontiers, reviennent après leur sortie définitive, demandent à revenir en Hôpital de Jour le jour de la séance.

Tous les diagnostics confondus se sont retrouvés dans nos groupes : handicaps intellectuels, psychoses majeures, alcoolisme, névroses graves... À l'exception de certains psychopathes dont l’éréthisme ne cadrait pas avec les conditions d’application des techniques, et des démences avancées bien sûr. La fourchette d’âge se situait entre 18 ans (service adulte) et 60 ans, voire plus pour un cas (68ans). Le sex ratio était toujours relativement équilibré (50/50 +/-10). Certaines personnes (2 au total) sont venues durant les deux ans de fonctionnement de cet atelier, bien que n’ayant été hospitalisées qu’une seule fois : la récidive n’est donc pas la seule condition de l’assuétude en ce qui nous concerne ici ! Et certains patients se sont inscrits par la suite dans des associations, hors les murs évidemment, qui pratiquent ce genre de sports.

Donc ça accroche bien et je dirais même que ça accroche mieux que dans bien des arts externes, car les gens mémorisent plus facilement les séries de mouvements lorsque les enjeux d’efficacité, de comparaison et de compétition sont absents, que les gestes sont lents et sans efforts. Quand la seule finalité officielle est de se sentir détendu et profitant d’un instant de bien- être l’investissement motivationnel est beaucoup moins tendu et tordu, par conséquent la mémorisation des séquences corporelles se fait mieux et même plus facilement. Bien sûr, tout  cela demanderait à être comparé à d’autres expériences du même ordre, à des groupes sans troubles psychiatriques et à des groupes non hospitalisés. Je ne voudrais pas être trop péremptoire ici, mais je pense que ces statistiques n’existent pas et dans un sens c’est tant mieux puisque le caractère qualitatif de l’expérience, et sa portée à moyen et à long terme ne sont pas chiffrables. Pour le moment, on peut donc encore avancer de manière poétique même si quelques chiffres seraient parfois les bienvenus, peut-être juste pour cerner des invariants dans ces essais.

Les questions jointes, en une bizarre chimère, du poétique et des invariants nous mènent à celles de l’identité, de l’identification, de l’introjection et de la projection bien sûr. Le contenu imaginaire qui se lit dans le geste de l’autre, sans cette dimension d’intrusion des arts compétitifs, assure un apprentissage sans violence, plus respectueux des frontières de la personne, paradoxalement plus long.

Mais sommes-nous pressés ? Car si le problème que posent temps et durée est évidemment l’écueil majeur de ce type de fonctionnement ne s’agirait-il pas pour les patients qui peuvent ou savent s’inscrire dans une durée d’un signe de guérison parmi d’autres avantages.

C’est aussi quasiment un stéréotype pédagogique des gens qui enseignent ces disciplines d’en définir les bénéfices sous l’égide de la patience. Pour ceux qui, justement, ne peuvent pas s’inscrire dans une durée, ils ne découvrent pas ces phases de bien-être régulièrement servies par ces disciplines, ni les bénéfices de santé. Sans parler des avancées martiales inhérentes à une pratique régulière. Faudrait-il d’autre part critiquer cette notion de durée dans son aspect de répétition ? L’exigence de régularité est en partie un faux problème. En psychiatrie et en psychologie clinique plus qu’ailleurs, nous savons un minimum ce que le mot « volonté » recouvre.

Certains patients eurent envie de persister dans les entraînements et il n’y a pas lieu de douter de leur envie; la plupart voulaient revenir et une bonne partie l'a fait de manière régulière.

Certains bien sûr furent amenés par des soignants : on sait ce qu’opposition et négativisme, angoisse et confusion peuvent signifier notamment lorsqu’il s’agit de situations inconnues.

Alors, le simple fait d’être ensemble, pour paraphraser l’idée Zen du « simplement s’asseoir»,pour une tâche où on n’exige pas de performance, devient très motivant, rassérénant et donc recherché certains de ceux qui ne voulaient rien savoir furent plus tard parmi les plus opiniâtres.

Cette atmosphère calme et paisible a été appréciée par beaucoup de personnes fragiles psychiquement et, arrivé ici de mon développement, je peux donc remettre en question l’idée que l’intolérance à la compétition et à l’agitation sont des signes pathologiques. Plus sérieusement, en rassemblant sous une même bannière identification et régularité, mimésis et durée, je me demande si connaître les mécanismes de fonctionnement de la psyché nous donne l’autorisation obsessionnelle d’en ignorer l’utilité pratique... Ce serait seulement si l’éthique ne s’en mêlait pas intimement que je serais tenté d’y répondre catégoriquement par l’affirmative.

Qu’est-ce que ça peut apporter à la « psy » ? Ce qui n’est pas une nouvelle technique sportive ou martiale peut-il être une nouvelle méthode de soin ? Cela resterait à démontrer si l’on prétendait à l’autonomie, mais devient indémontrable si cela s’intègre à une stratégie de soin. Si celle-ci est efficace cela ne prouve que la vertu du travail d’équipe, ce qui est un poncif...

On peut alors éventuellement ouvrir une nouvelle catégorie de travaux qui concernerait toute activité visant à faire globalement baisser les seuils de sensibilité, c’est-à-dire que les soins classiques trouveraient leurs cibles plus directement ou plus facilement, seraient plus efficaces à moindre dose ou séance, si j’ose dire. Je suis relativement convaincu que ce dont je vous parle aujourd’hui rend les gens plus réceptifs à leur environnement, ouvre les esprits, fait jouer les frontières entre soi et non-soi (les immunologues savent utiliser ces concepts), donc les rend aussi plus sensibles à une thérapie chimique et/ou psychique.

Cette interactivité est la piste que je poursuis depuis un certain temps, que j’ai l’intention d’explorer plus loin et dont j’espère pouvoir vous informer plus avant à l’occasion. Je vous remercie de votre attention.

 

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